Femme à lunettes
Longtemps j’ai porté des lunettes. Pas des petites binocles discrètes, légères, mutines. Non, les gros machins qui vous rétrécissent le visage tellement les verres corrigent votre myopie. Les affreuses montures en écaille que seul Elton John peut trouver agréables à porter. Quand je parvins à l’âge de raison, l’instituteur, qui était aussi un ami de ma mère, remarqua que je plissais anormalement les yeux quand je recopiais ses phrases au tableau. J’eus donc droit à un test optométrique à la maison, réalisé par mes géniteurs eux-mêmes : « Et là, tu vois ce qui est écrit en bas de l’écran ? Tu arrives à lire ? ». Ce jour-là, la télévision a changé radicalement pour moi. Jusqu’à ce moment fatal, elle n’était qu’un divertissement, un objet du salon certes laid mais inoffensif. Un carré gris qui s’allumait comme par magie pour m’offrir les images que j’attendais. L’écran de télé est devenu un ennemi parce qu’il confirmait ce que tout le monde craignait : j’étais myope.
Il m’a fallu un certain temps pour accepter la chose. Au début des années 80, la mode était aux grosses bésicles vert pomme ou orange flashy. Tout le contraire de la discrétion que je voulais imposer à ce petit handicap. J’aurais aimé négocier, mais j’étais très jeune et les pince-nez étaient devenus introuvables (j’avoue d’ailleurs m’être arrêtée un moment sur celui de Lawrence Fishburne dans « Matrix » il y a une dizaine d’années…). Je sortis donc de chez l’opticien, malheureuse de devoir bientôt arborer cette épaisse monture vert bouteille (j’ai les yeux verts, donc ça m’allait bien, pensaient les adultes), vexée d’avance à l’idée que tout le monde allait me regarder différemment.
Il faut dire que dès cet âge tendre, j’ai développé une vraie myopie, qui s’est encore aggravée au fil du temps. Sans lunettes le monde est flou, je vois tout en David Hamilton. Cela a son charme, me direz-vous. Enfin, ceux qui disent cela ne sont généralement pas aussi myopes… Moi je vois très bien de près, c’est normal. Les myopes voient mieux de près que les autres. Pour corser un peu les choses, et parce que je n’aime pas faire comme tout le monde, je suis également légèrement astigmate d’un œil. Ah oui, là c’est vraiment original, diront les grands esprits… La myopie c’est devenu banal, surtout depuis que les gens s’usent les yeux devant leur ordinateur. Il est donc important de ne pas être QUE myope.
J’ai porté des lunettes pendant dix bonnes années. C’était un calvaire. Elles se salissaient constamment, prenaient la pluie dans une région où l’humidité est constante, une vraie plaie pour une maniaque de la propreté comme moi. J’ai essayé plusieurs styles : les grandes, les épaisses, les fines, les à peu près discrètes, les presque transparentes. Je n’ai jamais trouvé celles qui me convenaient. Ou plutôt, non : j’aimais les lunettes posées sur leur support chez l’opticien, mais quand je les mettais elles me rendaient hideuse et je leur en voulais. Vraiment.
A dix-huit ans tout juste, j’ai décidé d’arrêter tout ça et j’ai découvert ces petits ronds transparents qui adhèrent à l’œil et lui rendent toute la subtilité du monde. J’ai vu les autres différemment. Ils m’ont vue différemment. Jamais on ne m’a autant dit que j’avais de beaux yeux. Petite, c’était une flatterie que je n’entendais jamais.